Tullia D’Aragon

La philosophie de l’amour


Dans le monde intellectuel du XVIème siècle, il était difficile d’être une femme. Souvent cantonnées au rôle de mères et d’épouses, les femmes ne pouvaient approcher les sciences. Ce mois-ci, nous allons nous intéresser à une exception de son époque, Tullia d’Aragon : philosophe, courtisane et féministe.

Tullia D'Aragon par Maya Scotton
Tullia D'Aragon par Maya Scotton

Qui est Tullia d’Aragon ?

Née en 1510 à Rome, Tullia d’Aragon est une célèbre courtisane, écrivaine, poétesse et philosophe néo-platonicienne. Élève du Cardinal Luigi d’Aragona, elle se révèle être une enfant « prodige ». Vivant dans le milieu de la prostitution, elle se mise sur le marché comme « courtisane intellectuelle ». Ne répondant pas aux canons de beauté de l’époque, (petite, blonde et râblée), son charme provenait de son intelligence et de sa ruse, à tel point que de nombreux hommes sont tombés amoureux d’elle. Après la mort du Cardinal en 1519, elle part à Sienne puis à Rome, mais c’est à partir de 1537, quand elle s’installe à Venise, où elle écrit ses ouvrages : Dialogo della inafinita d’amore, Rime della signora Tullia d’Aragona e di diversi a lei, Il Meschino o il Guerino. Elle transforma sa maison en une école philosophique de cognoscenti et fut considérée par ses pairs comme une « écrivaine sérieuse ». A 45 ans, elle retourna à Rome où elle mourut en 1556.

Dialogo della infinita d’amore

Paru en 1547 à Venise, le Dialogo della infinita d’amore (Dialogue de l’infinité de l’amour) est un ouvrage sur l’amour reprenant la forme des dialogue platoniciens. Tullia d’Aragon définit l’amour d’abord comme étant : « un désir de jouissance et d’union portant sur un être réellement beau, ou qui semble beau à celui qui aime. » Reprenant les idées de Pausanias, personnage du banquet de Platon, elle propose plus loin une distinction entre l’amour honnête et vertueux, suscité par la raison et qui a pour fin la « transformation réciproque » des amants. Ainsi que l’amour vulgaire et déshonnête, qui désire jouir de l’objet aimé et vise la reproduction, « fin tout animale et brutale ». L’ouvrage prend place dans un contexte général de réhabilitation de l’amour par les néoplatoniciens au XVIe siècle. Trois personnages composent ce dialogue : Benedetto Varchi, membre de l’école aristotélicienne ; Lattanzio Benucci, gentilhomme et poète ; Tullia d’Aragon, humaniste proche du néoplatonisme de

Florence. Platon, Aristote, mais aussi les maîtres de la littérature italienne comme Dante, Pétrarque, Boccace ou Pietro Bembo sont souvent cités par les personnages. L’ouvrage reprend les codes de la courtoisie : la politesse et l’art de la conversation élégante, mais non dénuée de moqueries légères et de proverbes. Ce traité néoplatonicien sur l’amour fut non seulement le premier écrit par une femme mais aussi le premier à mettre en scène une femme philosophant à égalité avec des philosophes classiques. Ce livre si célèbre en son temps fut pourtant progressivement oublié et ne fut traduit pour la première fois en français qu’en 1997.

Tullia, une anti-conformiste ?

À une époque où la pensée intellectuelle était confiée aux hommes et que la beauté correspondait à la bonté intérieure, Tullia a été considérée comme une femme ayant profané les idéaux esthétiques, les limites de son sexe et de sa profession. Dans une attitude typiquement féministe et avant-gardiste, elle a écrit à partir de la prémisse que les hommes et les femmes sont fondamentalement égaux. Dans le Dialogo delle infinita d’amore elle prône l’autonomie des femmes et la liberté sexuelle ainsi qu’affective dans les échanges de l’amour romantique. Dans cette même tendance avant-gardiste, Tullia d’Aragon dénonce la religion comme obstacle des libertés de penser et de s’exprimer : « Oui, mais je vais vous dire quelque chose de très vrai. Lorsque l’on parle de notre monde mortel, ce n’est vraiment pas acceptable d’introduire des éléments de la divinité, parce que ce dernier est si parfait que nous ne serons jamais capables de comprendre, et chaque individu est habilité à prononcer sa propre opinion à ce sujet. » Elle fut dénoncée aux autorités trois fois ; elle réussit deux fois à s’en sortir grâce à ses relations avec les puissants et ses amis bien placés, mais à la troisième elle dut faire appel à une duchesse de Florence, afin de ne pas subir la censure. Tullia d’Aragon reste dans les mémoires d’abord comme une des plus célèbres courtisanes de son époque mais aussi comme le symbole d’une femme libre, forte, et d’une grande intelligence.

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