La Peur
Les deux formes rationnelles de peur, et la forme irrationnelle
Aujourd’hui nous poursuivons notre périple autour de cet immense continent qu’est la rationalité. Nous quittons à regret Julia Galef, mais je vous assure que ce n’est que temporaire : la scholarque moderne a encore bien des choses à nous apprendre. Cette fois-ci, c’est une de mes propres idées que j’aimerais vous présenter. Je l’espère à la fois correcte et utile à qui me lira.
Le cri par Eward Munch
Comme indiqué dans le titre, nous allons parler de la peur, et de son rapport à notre rationalité. Il pourrait sembler a priori que la peur ne peut être qu’irrationnelle : après tout, d’un point de vue purement rationnel, le monde est axiologiquement neutre. Rien à priori ne pousse à redouter quoi que ce soit. Les choses arrivent, un point c’est tout. Craindre ou désirer quelque chose ne peut donc émerger que de pensées illusoires dans lesquelles se complaisent des esprits imparfaitement rationnels. Mais dire cela, c’est ignorer qu’aucun humain n’est parfaitement rationnel, et que seul le dieu d’Aristote est exempt de peur et de désir. Laissons donc la perfection aux dieux, et comparons les choses comparables. Etablissons d’abord que tous les humains désirent des choses, et que craindre (ou avoir peur de, être effrayé par, etc.) quelque chose signifie désirer que cette chose n’existe pas. La crainte et le désir sont ainsi les deux faces d’une même pièce : ils proviennent des mêmes instances de notre esprit et mobilisent la même énergie ; ils visent simplement des choses opposées. Tout mon propos va être de distinguer comment, au sein d’une nature humaine désirante, on peut considérer certains types de peur comme rationnels, et d’autres comme irrationnels.
Le premier type de peur est la peur que j’appelle axiologique. Il s’agit d’une peur qui mobilise nos représentations et nous fait concevoir certaines situations comme plus ou moins désirables. Si j’envisage une situation, même absurde, qui me fait penser : « Décidément, il ne vaudrait mieux pas que cela advienne ! », alors j’entretiens une peur axiologique. C’est en ce sens que je peux dire : « Je crains que l’empereur Palpatine prenne le contrôle de notre galaxie. ». Il n’y a là qu’un calcul rationnel des valeurs que j’attribue aux choses dans le monde. Par introspection je perçois qu’à mes yeux un monde libre de la dictature de Palpatine vaut mieux qu’un monde sous son emprise maléfique. Par voie de conséquence, l’idée d’un monde sous la coupe de Palpatine m’effraie au sens où elle produit en moi le désir qu’une telle chose n’ait jamais lieu, et m’emplit d’une énergie propre à m’y opposer dans la mesure de mes moyens.
Bien entendu, cette peur ne compte pas pour beaucoup et ne m’emplit pas d’une grande énergie sans le second type de peur : la peur épistémique. La peur épistémique a trait à la probabilité que j’attribue aux choses de se produire. Là-dessus le français est ambigu, car il autorise le lexique de la peur pour des événements qu’on ne craint pas nécessairement au niveau axiologique. Ainsi, on peut sans problème dire : « J’ai bien peur qu’il pleuve ce soir. » sans ressentir la moindre peur axiologique à ce sujet. On veut simplement dire ici qu’on attribue une forte probabilité à l’événement « il pleuvra ce soir ». Mais si on met cette ambigüité de côté et se concentre sur les craintes axiologiques, on s’aperçoit que celles-ci peuvent être ou non renforcées par la crainte épistémique. Dans l’exemple de Palpatine, ma crainte épistémique est presque absolument (coucou les matheux) nulle. Je sais pertinemment que c’est pas demain la veille que Palpatoche nous sortira ses fameux éclairs bleus en travers de la tronche. En revanche, j’estime avoir toutes les raisons de craindre axiologiquement et épistémiquement la réélection de Donald Trump, le dérèglement climatique, les bêtises dites dans les journaux...
On voit donc que peur épistémique et axiologique sont totalement décorrélées, puisque l’une peut être grande ou petite quand l’autre ne l’est pas (exemple de Palatine). Mais la rationalité, elle, est corrélée à chacune de ces peurs. Très précisément, nos craintes sont rationnelles tant que leurs effets sur nos pensées et actions sont corrélés à leur intensité aux niveaux axiologique et épistémique. Plus nos peurs axiologiques et épistémiques seront grandes, et plus elles devront avoir d’impact sur nos vies en termes d’énergie déployée à l’encontre de leur objet ; plus elles seront insignifiantes, et moins elles devront nous faire réagir.
Qu’en est-il a présent du dernier type de peur, la peur irrationnelle ? Vous l’aurez bien compris, il s’agit de la peur décorrélée de l’intensité des peurs axiologique et épistémique. On peut l’appeler la peur émotionnelle, dans la mesure où elle est engendrée par un mécanisme biologique autre que celui de la rationalité, et se présente néanmoins comme un phénomène agissant sur nos pensées et nos actions au même titre que la rationalité. C’est ainsi qu’existent les phobies, la panique, l’anxiété. Pour des raisons qui nous échappent en grande partie, il est tout à fait possible d’avoir une sainte frousse des araignées tout en les sachant parfaitement inoffensives en nos latitudes. On peut se trouver paralysé par la crainte d’échouer à un examen auquel on s’est pourtant adéquatement préparé. De manière plus inattendue encore, certains éprouvent une anxiété physiologique puissante à l’idée de se faire enlever par des extraterrestres, de se perdre dans leur lit, de croiser un chat noir, ou que Palpatine envahisse la galaxie. Ces peurs sont révélatrices d’un dérèglement axiologique ou épistémique, parfois les deux.
Toutefois il ne s’agit en aucun cas de stigmatiser les gens qui en souffrent, car nous en souffrons tous un minimum, et certains en souffrent terriblement. C’est ici, peut-être, qu’on me fera une objection. Peut-être que ce dernier type de peur est le seul qui mérite vraiment d’être appelé peur. Il est celui qu’on ressent authentiquement dans les boyaux, celui qui occupe nos pensées du matin au soir, celui qui souvent pose problème et dont on aimerait pouvoir se débarrasser. Ça n’est pas le cas des peurs rationnelles, en théorie. Quoiqu’il en soit, bien des choses restent à découvrir, assurément. Travaillons donc, dans un esprit fraternel, à mieux connaitre les mécanismes psycho-cognitifs liés au sentiment de peur, et fondons là-dessus nos espoirs d’une vie sans peurs irrationnelles !