Divinement contre-intuitif
Montrer ce qui semble impossible, Torricelli l’a fait
Un solide peut avoir une aire infinie et un volume fini. Dans cet énoncé réside toute la beauté des mathématiques. Une affirmation simple au vocabulaire courant qui soulève pourtant un nombre incalculable de questions. Ces interrogations peuvent être aussi bien d’ordre technique : « Quel solide peut vérifier de telles propriétés ? Comment construire cette figure ? », que d’ordre épistémologique : « Comment la communauté mathématique a-t-elle reçu cette invention ? Comment peut-elle chambouler nos idées préconçues ? ». Entrons dans le ventre d’un « monstre des mathématiques » (Lê Nguyên Hoang).
Trompette de Gabriel représentée en 3D
De l’originE
C’est le mathématicien et physicien Evangelista Torricelli (1608 - 1647) qui a créé le solide hyperbolique aigu dont il est question. Voyant un lien entre l’infini mathématique et le divin, il décide de le surnommer « Trompette de Gabriel », faisant référence à l’instrument de l’archange Gabriel annonçant l’apocalypse. Commençons par la construction du solide pour mieux l’appréhender. On considère la courbe d’une hyperbole d’équation y=1/x pour x∈[1;+∞[ dont on fait la rotation complète autour de l’axe des abscisses (en rouge sur l’illustration). Conjecturons sur l’aire et le volume. De prime abord, il semblerait que l’aire soit infinie. Il en va de même pour le volume. Passons à l’étape de démonstration qui réfutera, ou non, la conjecture. Calculons l’air du solide. Pour chaque valeur de x, la section de la trompette forme un cercle de rayon r(x)=1/x. Le périmètre d’un des cercles en l’abscisse x est donné par 2πr(x). Si on calcule la somme infinie des périmètres de chaque cercle issu de la section du solide, alors on saura l’aire de ce dernier. On procède de la même façon avec le volume. Pour chaque valeur de x, la section de la trompette forme un disque de rayon r(x). Son aire est de πr2(x). Si on calcule la somme infinie des surfaces de section de chaque disque, alors on obtient un volume V2 calculé à l’aide du calcul intégral. Ainsi, le volume du solide hyperbolique aigu est fini et son aire est, quant à elle, infinie. Le calcul intégral n’existant pas en 1641, notre preuve n’est pas celle de Torricelli. La démonstration originale utilisait la méthode des indivisibles développé par Cavalieri qui consiste à transformer une figure en une autre dont les propriétés sont conservées.
Au paradoxe
Maintenant, penchons-nous sur le paradoxe induit par les propriétés de la trompette dont on a fait la preuve auparavant. On sait que le solide a un volume fini ; cela signifie alors qu’on peut s’en servir comme d’un vase de contenance π unités. Le véritable problème arrive lorsqu’on se pose la question de la quantité de peinture qu’il faudrait pour recouvrir la surface d’une telle figure, puisque celle-ci est infinie ! Il existe plusieurs solutions. On considère l’écoulement d’une peinture qui, lorsqu’elle est versée sur une surface, a une épaisseur rigoureusement constante. On fait couler la peinture à l’intérieur de la trompette. Fatalement, en une certaine abscisse le rayon du solide est trop fin pour l’épaisseur de peinture, la trompette se verrait alors « bouchée ». L’énigme est résolue ! Néanmoins, cette réponse n’est pas si satisfaisante. En effet, considérons xb l’abscisse correspondant au moment où la trompette « se bouche », celle-ci ne sera pas peinte en xb+1. Une autre solution serait de considérer une peinture dont l’épaisseur tend vers 0. Alors la surface que l’on pourra peindre tendra vers l’infini et ce avec une quantité finie de peinture ! Ce paradoxe montre les limites de l’idée que la surface est liée au volume. N’essayez pas de reproduire ce solide chez vous, vous n’y arriverez pas. Il n’est en effet pas réalisable dans le monde tel qu’on le connaît. Si ce solide n’a pas d’intérêt dans notre réalité, il en a cependant eu énormément dans la communauté mathématique et philosophique concernant le calcul intégral et les questions sur l’infini.
Flânerie épistémologique
Torricelli utilise le terme « solide » pour parler de sa découverte. Mais comment définit- on un solide ? Tel qu’on l’apprend dans les petites classes, un solide est une figure en trois dimensions qui délimite une portion de l’espace par des faces. Il est évident que notre figure ne rentre pas dans ce cadre élémentaire, car le tube est ouvert aux extrémités. Grâce aux travaux de Torricelli, le mathématicien et philosophe Pierre Gassendi (1592 – 1655) a remis en cause les définitions du solide d’autres mathématiciens de son époque (d’après Paolo Mancuso dans Philosophy of Mathematics and Mathematical Practice in the Seventeenth Century, 1996). Torricelli a donc créé une figure qui pointe le caractère incomplet d’anciennes descriptions des connaissances. Celles-ci évoluent, fluctuent en fonction des découvertes et des connaissances nouvellement acquises. Le solide hyperbolique aigu a reçu du soutien à son époque, et a même poussé certains à en perfectionner la preuve. C’est le cas de Gilles Personne de Roberval (1602 – 1675), qui était au début méfiant vis-à-vis d’une telle horreur mathématique pour l’époque. Il fait finalement une démonstration des propriétés de la Trompette de Gabriel que Torricelli lui- même définira comme : « pénétrante et avec une telle abondance de connaissances » dans sa lettre à Roberval d’octobre 1643. La question épistémologique du « Comment définir ce qui nous entoure ? » reste ouverte. Aussi précis, rigoureux et rationnel que l’on puisse être, il est toujours possible d’affiner les descriptions qu’on fait de ce qui nous entoure. Cela peut passer par un élargissement, une restriction ou une précision de certains termes de la définition. Pour tendre vers une bonne définition il ne faut déjà rien considérer comme évident ; après quoi il y a un travail à faire sur soi-même : celui de ne pas rejeter systématiquement les idées « divinement contre-intuitives ».