DÉTERMINATION
Kinesiae, chapitre 1
Aelina regarda autour d’elle. Personne. Elle était seule au milieu de cette prairie verdoyante. L’herbe s’étendait à perte de vue et cachait ses jambes jusqu’à mi-cuisses. Le soleil chauffait doucement sa peau et une légère brise soulevait les mèches des cheveux qui entouraient son visage. Silence.
Illustration par Maya Scotton
Elle ferma les yeux, prit plusieurs grandes inspirations, et profita un instant de ce calme absolu.
Soudain, elle rouvrit les yeux et tourna vivement la tête sur sa droite. Quelque chose se dirigeait vers elle. Était-ce une menace ? Elle n’en était pas sûre …
Elle attendit, figée, respirant sans bruit. Puis elle sentit un léger tremblement sous ses pieds.
Un troupeau. Un troupeau fonçait droit sur elle. Elle avait largement le temps de s’éloigner pour le laisser passer. S’accroupir dans les fourrées aurait été une solution simple, il aurait suffi d’attendre, cachée, pour reprendre sa route comme si rien ne s’était passé.
Mais son instinct l’attirait vers ce troupeau qui arrivait. Une intuition. Elle décida donc de ne pas bouger.
Le bruit lourd des sabots commençait à se faire entendre. Les bêtes approchaient à grande vitesse, mais Aelina ne bougeait toujours pas.
Elle voulait savoir.
Elle tourna son corps dans la direction du bruit qui s’intensifiait. Et commença à marcher.
Le sol vibrait de plus en plus fort. Cela pouvait-il être des chevaux ? Si c’était le cas, ils étaient donc suffisamment nombreux pour que la terre puisse ressentir les effets de leur passage. Pourtant, le son indiquait qu’ils se trouvaient encore loin. Aelina ne distinguait d’ailleurs aucune forme se dessiner à l’horizon. Et pourtant, ils se rapprochaient. Ils se rapprochaient vite.
Elle continua d’avancer au fur et à mesure que le bruit augmentait. Elle commençait à se douter que cette lourde masse qui se déplaçait bruyamment vers elle ne pouvait être que dangereuse, destructrice. Mais rien ne la fit reculer.
Elle voulait aller à sa rencontre. L’affronter.
Puis, elle les vit. Des bisons. D’énormes bisons noirs, puissants. Sans doute affolés par quelque chose puisqu’ils courraient droit devant eux comme si leur vie en dépendait.
Aelina fut rapidement à leur niveau et pendant une seconde, la réalité la frappa de plein fouet. Elle se sentit seule et minuscule face à ce rassemblement massif. Mais elle n’eut aucune hésitation, ni peur. Elle ancra ses jambes dans le sol afin de garder un appui solide. Protégea sa tête en ramenant les bras devant elle. Puis elle attendit, prête à résister à l’affront.
Quelques secondes plus tard, les bisons la dépassaient à toute vitesse. Ceux ayant de bons réflexes l’évitaient de peu car ils ne la voyaient qu’au dernier moment. Le vacarme était assourdissant. Prise au milieu de cette tornade, elle ne fléchit pas, et fit même quelques pas en avant, lentement, dans le souhait d’arriver plus vite à la fin.
Mais ses gestes vers l’avant réduisaient le temps pendant lequel les bisons pouvaient se rendre compte de sa présence. C’est ainsi qu’un des plus gros d’entre eux fut pris de panique en la voyant et fonça tête baissée vers elle. Le choc fut violent. Il la déséquilibra. Elle eut peur. Peur de tomber au sol, d’être piétinée par ce qu’il restait à venir du troupeau. L’image de son propre corps écrasé par des centaines de sabots s’imposa à son esprit et la fit trembler.
Mais elle reprit ses esprits et tint bon. Elle reprit sa position d’ancrage au sol, décida de rester immobile, et résista jusqu’au retour du silence.
Aelina garda sa position protectrice encore quelques secondes après le passage du troupeau. Elle l’entendait s’éloigner rapidement dans son dos. Mais elle restait les yeux fermés, reprenant tranquillement son souffle.
Lorsqu’Aelina rouvrit les yeux, lorsqu’elle relâcha ses membres pour observer les dégâts causés par les bêtes, sa gorge se serra. La prairie auparavant si splendide et verdoyante était désormais fendue d’une crevasse boueuse.
Le passage du troupeau serait évident encore un moment avant que l’herbe ne repousse à cet endroit.
Mais que fuyaient-ils ? Où se dirigeaient-ils ? Pourquoi tant d’empressement ? Pourquoi étaient-ils si nombreux ?
Tout en se posant ces questions, elle remarqua une tache sombre au sol et comprit que son ouïe avait été affectée par le vacarme car une bête blessée se trouvait allongée au sol, gémissant de douleur. Elle ne l’avait pas entendue jusqu’alors. Aelina se dirigea vers cette bête et l’ausculta à distance. Il s’agissait d’un bison bien moins imposant que celui qui avait failli la renverser. Sans doute un jeune mâle trop fragile pour suivre le reste du groupe. Trois de ses pattes étaient brisées, ses côtes enfoncées indiquaient que plusieurs de ses congénères lui étaient sans aucun doute passés dessus.
Un dommage collatéral.
Aelina sortit son couteau et abrégea ses souffrances en lui tranchant la gorge. Elle récupéra les dents, les cornes, les sabots, et toutes les autres parties de l’animal qu’elle pouvait emporter sur elle et dont elle pourrait se servir plus tard.
Puis, se redressant vers le soleil couchant, le regard droit devant elle, fixant la direction d’où venaient les bisons, elle se mit en route.
Elle avait besoin de réponses.