Homme de paille, homme de chair, homme de fer
#DébattonsMieux
Lorsque nous débattons, nous présentons des arguments dont nous essayons de déterminer la pertinence (défendent-ils bien les buts visés) et la validité (sont-ils corrects, convaincants ?) en vue d’objectifs donnés. Un même argument peut être formulé de très diverses manières, surtout par des personnes différentes visant des objectifs différents ; et ces versions différentes peuvent faire varier (du moins en apparence) la pertinence et la validité de l’argument. Ainsi, quand les enjeux sont grands, les diverses formulations d’un même argument peuvent avoir un grand poids sur l’avenir de nos sociétés. Et puisque nous cherchons à améliorer la manière dont nous débattons et arrivons à nos conclusions, nous allons tenter ici de déterminer la meilleure manière de formuler des arguments.
L’homme de paille
Nous sommes tous familiers avec cette situation désagréable où quelque chose que nous avons dit se trouve déformé, ou même tourné en ridicule par nos interlocuteurs de mauvaise foi. Lorsque des arguments sont en jeu, on dit que nos interlocuteurs utilisent ce procédé rhétorique frauduleux connu sous le nom de l’homme de paille. Il s’agit d’une reformulation volontairement déformée et surtout dévalorisée d’un argument donné. Un exemple aussi fameux qu’édifiant d’homme de paille dans les débats à grands enjeux est celui du retour à la bougie. Quand certaines personnes se sont opposées à des réformes écologiques, on en a parfois entendu dire que la pensée écologique voulait ou allait nous renvoyer au Moyen-Age, au temps où on s’éclairait à la bougie. Or, aucune proposition de réforme écologique en France (à ma connaissance), n’a jamais souhaité ni eu pour conséquence l’abandon de l’électricité et le retour à la bougie. Chacun verra sans peine ce qu’il y a de grossier dans cette interprétation peu charitable, et la faute n’est d’ailleurs plus beaucoup commise en public. Mais si l’erreur a été massivement commise au début des débats nationaux sur l’écologie, c’est bien pour des raisons. En effet, l’homme de paille est une stratégie diablement efficace. Elle permet de présenter l’argument et celui qui les propose comme pas sérieux, pas digne de confiance, et ainsi lui faire perdre le débat. Pourtant, nous avons tous le plus grand intérêt à prendre au sérieux absolument tous les arguments qui nous parviennent. Certains seront effectivement peu valides et pertinents, et il faudra les rejeter, mais seule une attitude charitable envers tous les arguments nous permettra de ne pas jeter aussi les bons arguments.
L’homme de chair
Quand un argument nous est présenté, il peut être bon ou mauvais. Pour s’assurer de sa nature, et faire le tri qui convient, il faut analyser l’argument tel qu’il est. En particulier, il est situé dans un contexte, vise un certain objectif, et est formulé d’une certaine manière. Chacun de ces éléments peut influer sur notre perception de la qualité globale de l’argument. Il est donc vital de se faire une idée correcte de ces éléments. Il existe un test efficace pour vérifier qu’on ne fait pas fausse route dans notre interprétation. Il s’agit d’une idée de l’économiste Bryan Caplan (The Ideological Turing test, sur The Library of Economics and Freedom), et mentionnée par Julia Galef au chapitre 14 de son merveilleux The Scout Mindset. Le test de Turing est un test destiné aux ordinateurs qui essaient de se faire passer pour des humains. Au moment où un humain ne reconnait pas qu’il est en train d’avoir une conversation écrite avec un ordi plutôt qu’avec un primate, on dit que la machine a passé le test de Turing. On peut faire passer ce même test aux arguments qu’on entend. Tentez de reformuler la thèse de quelqu’un d’une manière telle que ce quelqu’un s’écriera : « Sapristi, mais oui ! C’est exactement ça que je veux dire ! », et vous aurez réussi votre test de Turing idéologique, vous serez parvenu à ne déformer en rien les propos de votre interlocuteur. Ce test est tout aussi bien un exercice qu’une vérification empirique. On peut s’entrainer à ne pas faire d’homme de paille en veillant sans cesse à passer le test. Au bout de quelque temps, il nous sera facile d’interpréter comme il se doit tous les arguments que nous entendons, afin de ne rien mettre de côté qui pourrait pourtant nous être utile.
L’homme de fer
En plus de ne pas mal interpréter les paroles de nos frères humains, nous pouvons même de temps en temps leur filer un p’tit coup d’pouce. Supposons que nous ayons passé un test de Turing face à quelqu’un qui n’a pas bien appris ses leçons, et dont les arguments laissent à désirer. Est-ce alors l’occasion de tourner quelqu’un en ridicule, mais légitimement cette fois ? Ben peut-être, je suppose que ça dépend. Mais ce dont je suis sûr, c’est qu’il est possible de voir cette situation autrement, et qu’en certaines occasions (voire dans la majorité des cas), c’est la meilleure chose à faire. Tous les bons arguments sont bons pour tout le monde, indépendamment de leurs conclusions. Et quand nous percevons qu’un argument est mauvais, c’est-à-dire que nous y trouvons des lacunes, nous devons aussi percevoir de quelle manière il peut être amélioré. Alors il sera bon pour nous et pour tout le monde, de procéder effectivement à cette amélioration. Améliorer autant que nous le pouvons tous les arguments que nous entendons, voilà ce que j’appelle faire homme de fer permanent. Si nous admettons que tous les bons arguments sont bons pour tout le monde, indépendamment de leurs conclusions, alors nous ferons cela de bon cœur. Mais en fait, c’est une prémisse très difficile à avaler. Quand je suis bien tranquille, tout seul chez moi, et que je réfléchis à ces questions, il me parait évident qu’elle est vraie. Mais quand je suis pris dans le tourbillon de la vie, en plein débat, avec une réputation à protéger et de la gloire sociale à engranger, d’autres instances de moi-même reprennent le dessus, et me font agir à l’encontre de cette belle philosophie. L’art délicat d’aligner nos actions sur nos principes philosophiques est d’une redoutable complexité. Quand on arrive à des conclusions philosophiques par abstraction, et il est très difficile de les incarner dans le monde réel. Mais ce n’est pas impossible ! Les manières d’y parvenir sont très diverses (exercices spirituels, trigger-action plans, rappels programmés…), et nous aurons l’occasion d’en reparler dans ces colonnes.