Les Poètes du Centre


Au commencement, lorsque rien ne préexiste et que toute l’attention de l’écrivain se focalise encore sur la pertinence de sa première phrase, les mots jaillissent d’eux-mêmes : ils sont l’incident bienheureux qui renforce l’envie d’écrire. Mais, patience... Le doute est certain, et ce n’est pas sans esquisser un sourire en coin que la prise de recul s’affirme. Elle guette son auteur, un verre de rosé glacé à la main, prête à lui murmurer à l’oreille que le monde est la source à laquelle il boit. Voici Les Saveurs d’un mot, une histoire dédiée à ceux qui l’espéraient comme à ceux qui l’oublieront.

***

La pénombre de la chambre balaie légèrement le rêve de la nuit dernière. Je glisse mon carnet de cuir bordeaux dans un sac en toile ; me voilà prêt. « Est-ce que je mérite ma place au Centre ? », réfléchis-je en fermant la porte derrière moi. Mes pas flottants sillonnent les couloirs de l’école en direction du patio. En chemin, je repense aux yeux ronds et scintillants de Jacques, à l’insolent rire sauvage d’Armand, aux nombreux chapeaux colorés de Vincent.

« Eugènnne ?!? J’arrive, camarade ! »

Ce soprano sautillant, propre à Vincent, résonne entre les murs peints de nuances bleues. Il trottine joyeusement vers moi, tenant son borsalino jaune Soleil à la main. Son allure excentrique suggère une consommation excessive de café. Vincent, débordant d’enthousiasme ce matin, dresse un sourire proche de la naïveté.

« Eh ! Tu te souviens du programme d’aujourd’hui ?
- Nous avons les dernières épreuves de sélection. Ne me dis pas que tu peux oublier ça, voyons Vinc...
Il s’empresse de me couper la parole, embêté.
- Mais non ! Enfin, voyons, je te le demande pour être sûr que toi tu l’as en tête.
Tout ce parcours depuis qu’on est arrivés au Centre... J’espère qu’on gardera notre place ici. Jacques aussi d’ailleurs, reprend-il chaleureusement. On le mérite, à mon avis.
- Il faut... avoir confiance au risque de s’en aveugler. Allons retrouver les autres dans le patio. »

Le jardin communautaire est embaumé d’un air de cour de récréation. Des éclats de voix anonymes se dissipent dans un brouhaha rassurant, mais insaisissable. Je reste en retrait prudent, exerçant mon fidèle rôle d’observateur. C’est en épiant le mouvement collectif des silhouettes que j’immortalise leur existence, que je me plonge dans la cause secrète qui les anime. Ici, chacun hurle son désir à la foule émue et sourde déguisée en entité volontaire.

Vincent m’enlève à mes constats songeurs en secouant mes épaules pour me chamailler. Son énergie s’enflamme pour la frénésie générale. Il me fait comprendre qu’il s’impatiente de rejoindre tout le monde au cœur de l’agitation. D’un signe timide de la main, je le laisse partir en exploration, puis je me rappelle à la fertilité de ma rêverie.

Soudain, j’aperçois Armand se hisser debout sur un banc avec assurance. Il ne tarde pas à s’exclamer :

« Poètes, amants, amis ! professe-t-il en élevant le ton. Poètes en devenir ! Tendez l’oreille. Je vous prête mes phrases : enlacez-les. Ne manquez pas d’audace, mais célébrez l’aventure du jour nouveau. Guettez fermement l’impossible jusqu’à le dissuader de rugir. Car, je vous le promets, ce jour est nouveau. Il est neuf, fougueux et libre, comme la prose !

Armand parcourt les regards rivés sur lui, lance un rictus complice au contact de mes yeux inquisiteurs et fédère son public en ouvrant les bras de manière théâtrale. Nous tous, rivaux pour le Centre, sommes semblables au fond. Nous portons la poésie en ébullition dans nos veines, la beauté se jette dans le flux de notre sang. Notre destin est de nous gratter la peau au couteau pour nous arracher barbarement l’os, et ainsi, comprendre de l’intérieur, jouer de nos entrailles vivantes !

La protestation se fait ressentir chez les autres candidats horrifiés. Je continue de contempler profondément la posture d’Armand qui n’a point vacillé. Les véritables Poètes parmi nous savent que l’artiste se nourrit de la douleur, que l’art lui-même dévore ses mutilations. Or, le Centre, que veut-il ? Il veut des fleurs, des abeilles, des citronnades, des jeux d’enfants, des femmes couchées, des couchers de soleil. Si vous voulez garantir votre place dans cette école, suivez attentivement mon conseil : regardez votre voisin de droite. Aimez-le. Dédiez-lui un sonnet. Ecrivez la pudeur et la simplicité. Faites ce que l’on attend de vous. »

Il descend de son estrade d’un bond déterminé, et quitte le patio en traversant la haie d’honneur humaine comme si rien ne venait de sortir de sa bouche. Jacques, qui s’était réfugié à l’écart du groupe, marche à ma rencontre. Il se recoiffe gracieusement tandis que les bavardages alentours reprennent leurs cours.

« Bonjour Eugène, dit-il charmant. Je t’ai vu concentré sur son discours. Qu’en penses-tu ? Moi, je crois qu’il cherche à nous intimider avant l’examen.
- Son intention m’échappe. Tu as peut-être raison. Et toi, crois-tu comme lui que la poésie n’est rien sans la souffrance ?

Jacques fait battre ses longs cils.
- Non... Nous sommes au Centre par envie d’apprendre à la créer, à la savourer. Il n’est encore qu’un candidat, comment peut-il être certain de la connaître parfaitement ? »

Après quelques minutes, je rentre dans la salle, suivi par Vincent qui se tortille d’impatience - ou de douleur, il avait égaré son chapeau. J’entends la discrétion d’un murmure narquois : « Eugène... éliminé ». Impossible pour moi de lui attribuer une provenance claire. Imagination ? Quelqu’un ? Armand ? Grandement déstabilisé, j’ouvre le sujet et commence tant bien que mal à composer des vers classiques inspirés d’auteurs canoniques. Faites ce que l’on attend de vous.

FERDIAND Vincent : Eliminé.

MOUSSE Jacques : Reçu.

LORD Armand : Reçu.

ROSE-HALTE Eugène : Eliminé.

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