LE COLIBRI

Un conte philosophique


Illustration par Agathe Jourdan

Ce fut quelque chose dans l’air qui me réveilla ce matin. Quelque chose de nauséabond, de vicié, qui montait jusqu’à ma haute branche. Une fumée âcre me parvenait, infectant mes petits poumons, faisant pleurer mes yeux. J’entendais un crépitement sinistre et distinguais au travers des frondaisons une lueur surnaturelle. Soudain mes frères et sœurs de la forêt apparurent, fuyant l’humeur grise, et leurs visages apeurés m’emplirent à mon tour d’une grande crainte.

“Ô mes amis, qu’arrive-t-il ? leur criai-je. Je vois à vos visages et comprends à votre hâte que vous redoutez un malheur.”

Ce fut le grand cerf qui me répondit en ces termes :

“Jeune colibri, notre forêt est la proie de flammes voraces, par ce côté, et je crains que sous peu elle soit toute consumée. Tous les habitants de la forêt sont en grand péril.”

Puis il reprit sa course avec les autres animaux, en quête du plus grand éloignement entre eux et l’incendie. Hélas, pensai-je, quel funeste matin ! Peut-être certains de mes amis ont-ils déjà péri par la chaleur ardente, l’asphyxie ou la chute d’un grand chêne. Peut-être d’autres sont-ils condamnés si la lueur dorée se répand. Comment le feu avance-t-il ? Comment l’arrête-t-on ? C’est bien connu, le feu progresse en s’attachant aux arbres dont il se nourrit. Il les saisit d’abord, puis les enveloppe entièrement, et enfin les digère lentement. Il va ensuite rampant au sol, ou sautant de branche en branche, chercher de nouvelles proies. Insatiable incandescence ! Ainsi tu surgis, ravages, puis repars. Tel est ton droit, car je te reconnais, ô universel prédateur. Je vois que tu te nourris, comme moi je le fais : si j’en ai le droit, alors toi aussi. Mais ma vie, comme la tienne, se défend. Nous allons donc nous affronter. Je sais comment te faire plier !

Je pris aussitôt mon envol. Mes rapides ailes me portèrent au ruisseau, d’où je prélevai grâce à mon bec une goutte d’eau aussi grosse que je pus. Sans tarder j’allai mener la goutte à mon ennemi pour l’en asperger et ralentir sa course, car c’est ainsi qu’on tue le feu. Il m’attaqua lui aussi, en projetant sur moi sa chaleur et ses vapeurs toxiques. Mais je tins bon, m’approchai encore, et larguai sur lui ma goutte. Je vis que la goutte perdait rapidement en taille, sous l’effet de l’évaporation. Une once aqueuse tomba toutefois au sol, et on vit une flamme s’éteindre en soupirant.

Je retournai en toute hâte au ruisseau pour renouveler la manœuvre autant de fois qu’il serait nécessaire pour éteindre l’incendie. Et ainsi, goutte après goutte, inlassablement je poursuivais ma tâche.

Quoique tout à mon affaire, je ne manquai pas de remarquer que certains de mes compatriotes sylvestres m’observaient, assis au bord du ruisseau. S’ils semblaient toujours très apeurés par le désastre, c’est moi qu’en ce moment ils regardaient. Certains paraissaient amusés, d’autres songeurs, et d’autres encore avaient l’air très émus. Mais, imperturbable, je ne fis que redoubler d’efforts.

Après encore de nombreuses gouttes versées, mon frère l’ours, qui m’observait d’un air moqueur, n’y tint plus et me demanda alors que je revenais au ruisseau faire provision d’eau :

- “Jeune colibri, que fais-tu là ? Nous t’observons depuis un moment, qui dans l’ébahissement, qui dans l’incompréhension, ou l’incrédulité encore. Dis-nous la raison de tes allées et venues du feu au ruisseau !

- Chers amis, je m’efforce d’arrêter les flammes en les aspergeant d’eau, répondis-je.

- Mais enfin mon ami, le feu est plus grand et plus fort que toi ! Tu ne pourras pas le vaincre à toi tout seul. Tu dois bien le savoir ! Vois l’ardeur gagner du terrain et ronger notre monde malgré tes tentatives ! intervint le lièvre.

- Qu’importe cela ? M’est-il moins nécessaire de faire ce que je peux parce que je ne réussirai pas seul ? leur demandai-je”

Nul ne répondit, et je retournai à mon ouvrage. Mes amis, toujours assis au bord du ruisseau, me regardaient faire avec la même détermination que j’investissais, moi, dans ma lutte. Cependant, au fil de mes bombardements, mon corps souffrait de plus en plus des assauts ardents. Mes plumes grillaient peu à peu par le bout, ma vision se brouillait, et mon souffle se raccourcissait. Je tins bon, bien que je ralentisse. Mais encore plus tard, la fatigue et la souffrance se firent tout à fait accablantes. Je pris une ultime goutte, l’emmenai avec peine par-dessus l’enfer, et au lieu d’ouvrir le bec, me laissai choir.

Ainsi je péris, happé par le grand dévoreur. Alors mes amis au bord du ruisseau, qui n’avaient pas bougé, furent pris de terreur et s’enfuirent à toute allure. Deux jours durant l’incendie dévasta la forêt maison. Il fut arrêté par les pluies. Il ne restait qu’un quart de la forêt intacte.

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