LA RELATIVE CERTITUDE…
…ou la place du privilège dans la conception de l’être.
Comme première contribution à ce journal je questionnerai l’une des thèses philosophiques les plus connues au monde : le « cogito ergo sum » de René Descartes, le fondateur du rationalisme moderne. Bien sûr je n’ai pas la prétention de récuser la pensée cartésienne, ni ce qu’elle peut apporter au monde. Cet article propose davantage une relecture moderne du cogito selon une perspective, à mon sens, assez méconnue. Une perspective qui, au détour de ces lignes, pourrait permettre à certains lecteurs d’apprendre une chose ou deux sur les notions d’ontologie et de certitude.
Réprésentation graphique d’Audre Lorde par Rémy Roblet
Je pense donc je suis ?
La logique derrière cette célèbre citation confine à l’évidence en matière de démonstration existentielle. C’est même selon son auteur LA grande certitude que nous soyons réellement en mesure de formuler : le monde peut bien être une simulation ultra complexe, si je pense alors il doit nécessairement exister un « je ». Donc « je » suis, il ne m’est pas permis d’en douter.
Pour bon nombre d’entre nous, cette affirmation va probablement de soi : « nous pensons donc nous existons ». Cette existence nous octroie de fait un statut : en tant qu’individus doués de raison nous pouvons aspirer à la reconnaissance par tous de notre nature sensible et donc prétendre à des droits qui en découleraient. Mais est-ce que cela va réellement de soi pour chacun d’entre nous ?
Prenons l’exemple de Descartes. Un homme donc, fils de Joachim Descartes, issu de l’ethnie majoritaire en France à cette époque (XVIIème siècle), de confession chrétienne et qui, jusqu’à preuve du contraire, n’avait pas une orientation sexuelle qui fasse polémique. Dans cette situation, énoncer avec certitude la nature indubitable de son existence, par le cogito, semble relativement aisé. Bien peu de choses risquaient en effet de venir entamer cette certitude dans l’esprit du fougueux Descartes et il n’est pas étonnant, par conséquent, qu’il l’ait défendu avec tant d’ardeur. Et c’est justement sur cette subjectivité que s’appuie cette relecture du propos cartésien, qui bien que tout à fait pertinent quant au cheminement de son auteur, n’en demeure pas moins lacunaire vis-à-vis d’autres subjectivités n’ayant pas nécessairement rencontré la même fortune.
Peut-être pas…
Pour appuyer mon propos je prendrai maintenant l’exemple d’Audre Lorde, une femme noire et lesbienne ayant vécu dans les années 60 aux Etats-Unis, une période de l’histoire américaine marquée par la ségrégation et l’apogée des mouvements de contestations qui y mirent un terme.
Dans ce contexte de lutte pour l’existence et la reconnaissance, la démarche du cogito apporte une aide plus que relative aux yeux d’Audre (cf : Learning from the 60’s), notamment face à l’omniprésence des stigmates liés à sa condition marginalisée. Et c’est justement à travers le prisme des rapports de force entre oppresseurs et opprimés que nous aborderons les limites de la conception ontologique (c’est-à-dire relative à la nature de l’être) cartésienne.
Pour le philosophe américain Charles Mills, la certitude existentielle de la méditation cartésienne se heurte à l’expérience déshumanisante subie par ceux qui, au sein d’une société oppressive, se voient considérés comme « sous-hommes » ; à savoir des individus qui aux yeux des groupes oppresseurs, semblent humains à certains égards mais pas à d’autres. Ces théories ontologiques seraient, selon Mills, dérivées d’une conception aristotélicienne de l’esclave qui, semblable à un outil vivant, est une propriété possédant une âme et dont le statut moral peut être conçu selon le bon vouloir de son propriétaire.
Par conséquent, il apparaîtra que, pour Audre Lorde, chercher à se convaincre par une démarche rationnelle que le monde autour d’elle est réel semble frivole dans la mesure où l’expérience continue de l’oppression impose à sa conscience la nature tangible du monde et de ses acteurs. Pour W.E.B. Dubois, sociologue américain, on peut expliciter cela par l’impossibilité pour un individu oppressé de se percevoir autrement qu’au travers du regard de son oppresseur. Cela engendre un phénomène de « conscience double » entre le soi et la projection du soi dans le regard de l’autre, un phénomène qui prend insidieusement racine dans l’esprit de l’individu et vient corrompre ses actions pour les rendre compatibles aux exigences du groupe dominant.
L’affirmation par le nous
Cette prégnance de l’autre rend par conséquent son existence indubitable, contrairement à celle du soi qui est réfutée en premier lieu par le groupe oppresseur, tant au travers de son discours que de sa façon d’agir. Le cogito n’apporte dans ce contexte aucun réconfort. L’enjeu est ici davantage de se battre pour affirmer son existence au monde plutôt que de méditer à son sujet. Cette démarche ne peut se satisfaire d’une dimension cartésienne en repli sur soi, et s’appuie au contraire sur une conception plus collective de l’émergence du soi.
Romancière, poétesse et activiste féministe, Audre Lorde a dédié une grande partie de sa vie à défendre la nécessité d’une juste représentation médiatique des groupes marginalisés. Familière des enjeux d’identité et de reconnaissance, elle a lutté pour permettre à ces groupes, et notamment aux femmes, de se retrouver sur des expériences de vie communes et d’utiliser leurs différences comme autant de sources de force. Elle pensait que la question ontologique « est-ce que j’existe réellement ? » se résout principalement au travers des groupes que nous sommes amenés à former, avec lesquels nous évoluons, et qui finalement nous déterminent en tant qu’individus.
Dans cette perspective, la notion d’un groupe d’appartenance, reliée par des expériences et des objectifs communs, est préexistante à la formulation de la pensée existentielle du soi. Pour reprendre les mots du philosophe kenyan, John Mbiti : « Je suis parce que nous sommes, et parce que nous sommes, je suis ».