La méthode Davis
#DébattonsMieux
En plus de quelques techniques de mise en pratique de la théorie du bon débat, j’aimerais proposer au lecteur divers portraits de personnes s’étant montrées particulièrement efficaces. Nous sommes tous concernés par les enjeux dont la société et les individus ont à débattre, et pour y parvenir correctement, nous avons besoin de toutes les ressources disponibles. J’ai en tête plusieurs personnes à vous présenter qui selon moi ont des qualités humaines telles que nous devrions en faire sinon des modèles, au moins une inspiration pour nous améliorer individuellement et collectivement. Aujourd’hui donc, laissez-moi vous présenter Daryl Davis.
Illustration de Daryl Davis par Maya Scotton
« Comment pouvez-vous me haïr sans même me connaitre ? »
Daryl Davis est un Américain noir de peau, musicien professionnel. Quand à l’âge de dix ans il a fait pour la première fois l’expérience traumatisante du racisme (alors qu’il prenait part à une parade de jeunes scouts, des racistes blancs lui ont jeté des détritus au visage), une question s’est imposée à lui : « Comment pouvez-vous me haïr sans même me connaitre ? ». A partir de ce jour et tout le reste de sa vie il a cherché la réponse dans l’histoire du racisme, du nazisme, du Ku Klux Klan, etc., sans succès. Rien ni personne ne semblait apte à répondre. Et il y a là un vrai paradoxe. A priori, on ne hait point quelqu’un qu’on ne connait pas, car on n’a pas de raison de se douter qu’il représente une menace. Et pourtant cela nous arrive à tous (à des degrés très divers, certes). Nous nous méfions parfois des autres, nous les considérons comme des menaces avant même de les connaitre vraiment. Daryl Davis voulait à tout prix savoir pourquoi, et face à son échec dans les livres, il a voulu aller chercher sa réponse en personne. Il est entré en contact avec un leader du Ku Klux Klan, en la personne de Roger Kelly, Grand Sorcier du Maryland.
« S’assoir et discuter »
Daryl Davis a rencontré Roger Kelly pour la première fois dans une chambre de motel après lui avoir donné rendez-vous et sans mentionner sa couleur de peau, de sorte que M. Kelly s’attendait à trouver un homme blanc. Bien que surpris au premier abord, M. Kelly s’est vu proposer une simple discussion et un soda par M. Davis, et a accepté. Pendant plus d’une heure les deux hommes ont conversé. Dès le début, M. Kelly a signalé à son interlocuteur qu’ils n’étaient pas égaux, que M. Davis lui était inférieur par nature, par la couleur de sa peau. Daryl Davis ne s’est pas démonté, et a poursuivi la conversation. Ils se sont trouvés en accord sur certaines choses, et en désaccord sur d’autres, et l’échange a semblé satisfaire les deux hommes. Ils se sont donc vus et revus pour parler encore du Ku Klux Klan et de questions raciales, tantôt chez Daryl Davis lui-même, tantôt directement aux rallies du KKK. Une amitié est née sans que les opinions de l’un ou l’autre protagoniste évoluent vraiment. Mais comme tous deux le rapportent, ils se respectaient mutuellement, et apprenaient l’un de l’autre. Daryl Davis a fini par obtenir sa réponse. Ce qui crée la haine, c’est l’ignorance. Ne pas savoir ou ne pas vouloir savoir qui est l’autre conduit à s’en méfier, à le considérer comme une menace, et donc à vouloir s’en débarrasser. Le seul moyen d’éviter ce danger et les explosions de violence auxquelles il peut conduire, c’est de « s’assoir et discuter ». Daryl Davis et Roger Kelly n’ont pas cessé de discuter, et Roger Kelly a fini par quitter le KKK et renoncer à ses opinions racistes. A force de côtoyer une preuve vivante et sympathique que ses croyances étaient infondées, il a fini par ne plus pouvoir les tenir.
Un exemple à suivre et à donner
Gandhi a dit : « l’exemple n’est pas le meilleur moyen de convaincre, c’est le seul. ». Je pense exactement l’inverse. Je pense que l’exemple n’est pas le seul moyen de convaincre, mais que c’est clairement le meilleur. Daryl Davis nous montre que c’est possible de se laisser dire qu’on est inférieur afin de lancer la discussion qui permettra à celui qui aura dit ça de le regretter. Mais qu’est-ce que cela signifie, au fond ? Que nous avons tous le devoir de faire comme lui ? Non, je ne pense pas. On est parfaitement en droit de se moquer de cette jolie petite histoire, et n’en tenir aucun compte. Mais on a aussi le droit, et l’opportunité dirai-je même, d’en tirer quelque chose pour nous-mêmes. Nous ne sommes peut-être pas tous des Daryl Davis en puissance, mais nous pouvons nous laisser toucher par son exemple, et en être ne serait-ce que passivement améliorés. Nous pouvons aussi, à l’occasion, tenter de l’imiter, ne serait-ce que dans une moindre mesure. Et si à cela nous rencontrons quelque succès, pourquoi ne pas tâcher de prolonger nos tentatives, et devenir à notre tour exemplaires et inspirants pour les autres. Tout le monde regarde tout le monde, et juge sans cesse – nous sommes ainsi faits. Cette vérité toute simple est cause du meilleur comme du pire chez nous. On sera tantôt paralysé (voire dans des cas extrêmes totalement détruit), tantôt galvanisé par le regard et le jugement des autres. C’est un juge cruel et versatile auquel nous faisons face – l’ensemble de nos contemporains. Une théorie du jugement social est depuis toujours nécessaire, mais depuis que les regards de tous se posent sur chacun sans presque aucune entrave par les réseaux sociaux, les misères et grandeurs humaines s’en trouvent décuplés. Il nous faut donc d’urgence favoriser les exemple positifs et inspirants, tâcher de juger autrui avec douceur (qu’on le connaisse bien ou non), et encourager la recherche sur la théorie du jugement social. Telles sont à mon avis les conditions du progrès dans nos débats, et dans nos relations humaines en général.