La méthode Picciolini
#DébattonsMieux
Christian Picciolini est un citoyen américain de 48 ans, père de famille et entrepreneur à succès dans l’industrie de la musique. C’est aussi un activiste « contre-extrémiste » et ancien néo-nazi. Il consacre désormais sa vie à la déradicalisation de personnes prises dans des mouvements de haine. Il a ainsi co-fondé et dirigé plusieurs organisations de prévention contre l’extrémisme, formé des agents du FBI et de la Maison Blanche, réalisé des documentaires, fait des conférences publiques (excellentes), enregistré des podcasts (formidables), écrit des livres (très puissants) et déradicalisé lui-même des dizaines de personnes. Ses efforts sont sa manière de racheter ses fautes. Mais outre ces honorables volontés et admirables résultats, je souhaite m’intéresser en détail à la méthode qu’emploie Christian Picciolini pour déradicaliser des gens sur le terrain. Il la décrit dans son livre Breaking Hate : Confronting the New Culture of Hate, publié en 2020.
Illustration par Maya Scotton
Christian sait de quoi il parle
C’est à l’âge de 14 ans que Christian est approché par un leader de groupe suprémaciste blanc, Clark Martell. Les paroles de Martell sont pour le jeune Christian comme un chant de sirène : alors qu’il peine à trouver sa place dans la société, Martell lui explique que la cause de tous ses soucis est l’effondrement supposé de la civilisation blanche. Charmé par l’idée d’avoir un ennemi à affronter pour retrouver la fierté de ses origines italiennes glorieuses, il s’engage totalement dans le mouvement des Chicago Area Skinheads (CASH). Rien que deux ans après son recrutement, alors que Martell retourne en prison pour un crime affreux, Christian Picciolini, âgé de 16 ans, prend la tête des CASH. Pendant encore six ans, il sévit dans les groupes suprémacistes de l’Ouest, notamment en produisant du punk néo-nazi en tant que musicien et disquaire. Malgré tous ses efforts pour les faire disparaitre, plusieurs de ses chansons sont encore en circulation et contribuent toujours au recrutement et à la galvanisation des mouvements de haine. C’est à l’âge de 22 ans, en 1996, que Picciolini coupe enfin ses liens avec tous les mouvements néo-nazis. Conscient de la gravité de ses fautes, il cherche depuis ce jour à les racheter. Mais il sait que son expérience peut être un atout pour lutter précisément contre les mouvements extrémistes violents. Sa première grande idée est d’analyser son propre parcours ainsi que celui d’autres personnes déradicalisées, pour tenter d’y trouver des régularités. Selon ses observations, les mouvements de haine cherchent à recruter des personnes psychologiquement ou socialement vulnérables. La conséquence évidente selon Picciolini, c’est qu’il faut prendre soin de cette vulnérabilité, avant ou mieux que les mouvements de haine. Car la haine est bien une forme de remède à la détresse, et c’est là-dessus que capitalisent les recruteurs suprémacistes, en offrant à leurs victimes un sentiment d’appartenance et un but à suivre. Une fois une personne radicalisée, il devient très difficile de l’arracher au remède dont elle pense avoir besoin. Mais pas impossible.
Les sept étapes du désengagement
Le livre Breaking Hate m’a profondément touché, par sa puissance extraordinaire et son inflexible bonté. Il prend la forme d’une série de témoignages suivis de Christian tentant d’extraire des personnes de la haine, avec certains cas très difficiles. Chaque cas illustre une des sept « L » étapes que Christian juge essentielles à la déradicalisation : « Link (lier) ; Listen (écouter) ; Learn (apprendre) ; Leverage (faire levier) ; Lift (soulever) ; Love (aimer) ; Live (vivre) ». Une personne radicalisée est une personne qui au fond d’elle-même souffre de manque de lien social, de précarité émotionnelle ou de déficit de sens. Il faut donc d’abord établir avec elle un lien de confiance, en instaurant d’emblée la convivialité plutôt que les réprimandes et les injonctions. Rien ne se passera sans relation d’amitié : c’est la priorité absolue. Ensuite, il faut laisser la personne dire tout ce qu’elle pense en l’écoutant attentivement, et surtout, activement. Tendre l’oreille ne suffit pas. Sans juger encore, il faut montrer notre implication dans l’écoute par des réactions adaptées, c’est-à-dire ni choquées à l’excès, ni indifférentes. Reste alors à montrer à notre interlocuteur que nous l’avons compris, que nous avons bien appris à le connaitre et que si nous pouvons juger mauvaises certaines de ses actions ou décisions, nous allons continuer à tout faire pour l’aider. Cette première grande phase d’approche et cruciale pour rendre efficace la suite du travail. Si la personne suspecte chez nous autre chose que de la bienveillance, c’en est fait de notre tentative de déradicalisation. Mais quand on observe bien ces étapes, alors on peut espérer de grands résultats. Car c’est avec cette base qu’on peut (re)faire prendre goût à notre sujet à toutes sortes de choses sans lien avec les mouvements de haine. On peut lui permettre de s’ouvrir aux choses et aux gens, et d’y trouver un meilleur réconfort que chez les néo-nazis. Cela passe par des moments de décontraction au bowling, des rencontres humaines signifiantes (avec un rabbin sympathique qui cuisine très bien les falafels par exemple, ou bien avec une famille de victimes de la haine), jusqu’à des séances gratuites chez l’effaceur de tatouages haineux (il en a vu passer des croix gammées !).
Love and live
Mais rien de tout cela ne serait durable sans une réinsertion digne de ce nom. Non seulement des organismes spécialisés doivent exister pour favoriser la déradicalisation et la réinsertion, mais aussi les citoyens doivent collectivement offrir leur pardon à ceux qui manifestent le repentir. Il est inenvisageable de ne pas tenir pour responsable de ses actes quelqu’un qui au nom de la haine commet des actes de violence, mais il est tout aussi inenvisageable de lui refuser tout amendement possible. Sinon ce n’est que le cycle qui recommence. Breaking Hate, briser la haine, c’est permettre l’amour et la vie. Nous ne devons pas tous être un Chrisitan Picciolini, mais nul ne devrait rester indifférent à l’exemple qu’il nous donne, et que nous pouvons tous, à notre échelle et selon nos moyens, mettre en œuvre.